Elle était là depuis une semaine.
Dans quatre ans et cinquante-et-une semaines, elle deviendrait une citoyenne américaine.
Elle ne souhaitait pas revenir en Belgique.
Bien qu'elle aimait beaucoup ce pays, elle ne pourrait pas y revenir. Il lui rappellerait trop de souvenirs douloureux. La vague présence de sa mère, son père, sa mort, sa triste vie sociale... son presque-viol...
Non, jamais elle ne pourrait revenir sur sa terre natale. Pas après avoir vécu autant de choses aussi mauvaises. Nienke avait besoin de changer. Mentalement. Et d'air.

Alors elle se retrouvait là, assise à une table du Starbucks, seule, devant une tasse de chocolat viennois brûlante. Elle avait déposé des petites fichettes annonçant qu'elle donnait des cours particuliers de néerlandais et de français un peu partout. Elle ne demandait pas grand chose, elle n'avait pas besoin d'argent. Son héritage lui fournissait tout. Deux dollars de l'heure, juste histoire de payer l'essence de sa bagnole. Elle n'était pas dépensière, de toute façon. Ses habits, c'était de la récupération de matériaux, et elle les faisait elle-même. Donc pas besoin de claquer des milliers de dollars dans un petit haut ou dans des bijoux extravagants. Elle préférait le fait-main, l'artisanal.
En fait, ces plusieurs milliers de dollars qu'elle avait sur son compte ne lui serviraient peut-être jamais à rien.
Sauf si elle se faisait hospitaliser. Là ils serviront à quelque chose.

Elle touilla un peu dans le lait chocolaté avant de saisir la tasse et de la porter à ses lèvres. Chaud. Trop chaud. Elle prit une petite gorgée pour l'image avant de reposer le récipient sur la table en bois. Elle observa le lieu. Elle n'avait pas l'habitude d'aller au Starbucks. Mais elle s'était promis de changer, alors autant aller à des lieux où elle pouvait voir des gens. Ou du moins, les regarder, les détailler.
Il y avait trois adolescentes. Belles. Une blonde, une brune et une noire. De cheveux, hein, pas noire de peau. Elles riaient ensemble pour un rien. Et les voir, comme ça, ça lui faisait un peu mal. Elle avait toujours été seule, elle. Mais c'était un choix. Et maintenant, elle commençait doucement à le regretter.
Il y avait deux hommes, aussi. Ils s'embrassaient d'une manière assez... théâtrale... on va dire...
L'idée de voir deux hommes s'embrasser ne la dérangeait pas tant que ça, voire pas du tout. C'était plus la fantastique image de voir un profond lavage d’amygdales qui l’écœurait un peu. Elle n'aimait pas ces démonstrations d'affection publiques. C'était privé, pas et bien... public.

Elle repensait à ses motivations pour partir de la Belgique. Trouver son identité, changer d'air, devenir quelqu'un de différent, connaître sa mère en vivant dans la maison de son enfance. Elle voulait connaître sa mère avec ses souvenirs, ses jouets laissés depuis des années. Même si elle voulait vraiment savoir comment elle vivait, elle n'osait pas dormir dans sa chambre. Elle n'était pas encore prête à se coucher sur le lit qui l'avait accompagnée dans son sommeil pendant des années, elle n'était pas encore prête à scruter le plafond qu'elle observait en se remémorant de bons souvenirs.
Elle ne voulait pas précipiter les choses.

Nienke remua encore sa cuillère dans son chocolat. Il commençait un peu à refroidir alors elle décida de boire une gorgée. Effectivement, il était bien moins chaud. C'était tellement meilleur quand il ne vous brûlait pas l’œsophage. Elle regardait la porte d'entrée, désormais. Une nouvelle tête venait d'entrer dans le café presque désert. Une rousse. Mais pas un petit roux discret, non. Un roux bien pétant. Un roux écureuil écrasé par une bagnole.
Note à elle-même : ne plus jamais prendre de chocolat viennois, ça donne des idées vraiment étranges.

La rouquine se dirigea vers le comptoir. Qu'est-ce qu'elle faisait ici, déjà ? Ah oui, un cours de néerlandais. Elle n'avait jamais donné de cours avant, c'était bien la première fois. Par quoi pourrait-elle commencer ? Les mots de base ? Oui, mais si la fille en question connaissait déjà quelques trucs ? Que pourrait-elle bien dire ? La conjugaison ? Bof, la conjugaison, c'était pas vraiment la chose la plus intéressante pour un premier cours, autant faire bonne impression. Ce casse-tête sans fin l'énervait. Elle ne le saura qu'au moment venu. Elle grimaça intérieurement, ce qu'elle venait de dire ressemblait à une phrase type d'un mauvais roman.

Elle porta une nouvelle fois la tasse à ses lèvres dénuées de maquillage. Elle n'aimait pas vraiment en porter, sauf de temps en temps un peu de mascara. Mais elle ne se maquillait pas. Sauf quand elle allait à des fêtes. Et elle allait assez peu souvent à des fêtes, pour ne pas dire jamais. Elle soupira et tenta de retrouver le nom de son élève du jour. Elle l'avait eu hier au téléphone, mais elle ne se rappelait plus si elle lui avait dit son prénom ou pas. Ah si, une Will... Will- quelque chose. Elle reposa la tasse mais garda ses mains autours du verre, pour avoir un peu de chaleur. Elle jeta un coup d’œil aux gens qui étaient dans la salle. Les trois filles avaient l'air de se raconter quelque chose d'incroyable, le couple.. s'occupait toujours et la rousse se dirigeait vers elle. Elle s'installa sur la chaise en face de celle de Nienke, lui sourit et fit un petit signe de tête, comme pour la saluer. Et bien, c’était elle son élève, finalement.

« Bonjour, je suis Willow. Nienke, c'est ça ? »

Elle hocha de la tête, autant pour la saluer à son tour que pour confirmer. La jeune femme était assez impressionnée : il était assez rare que l’on prononce son prénom du premier coup alors que les gens étaient étrangers à sa langue maternelle. Elle ne savait pas trop quoi penser de la rousse assise devant elle. Devait-elle se réjouir d’avoir une “élève” au contact facile ? Ou alors le regretter ? Elle ne répondit pas, elle n’engagea pas la conversation. Enfin, elle n’en avait pas eu le temps, puisque la rouquine enchaîna directement.

« Je préfère prévenir tout de suite, je débute complètement ! »

Elle lui sourit et rigola doucement donc Nienke l’imita de bon coeur. Elle venait de répondre à plusieurs de ses interrogations et ce, avec seulement une phrase. La brune se rendit compte qu’elle n’avait toujours pas prononcé un seul mot depuis qu’elle s’était assise et voulut corriger le tir.

« Ne t’en fais pas. On débute tous un jour… »

À la fin de sa phrase, elle sourit, un peu plus timidement. Elle n’avait pas l’habitude d’être avec d’autres personnes, encore moins d’apprendre une langue à quelqu’un qui ne connaissait absolument rien. Elle regarda brièvement ses mains avant de regarder à nouveau Willow.

« Par contre, je suis vraiment désolée, mais je n’ai jamais vraiment donné de cours avant… Alors, par quoi veux-tu commencer ? »

Elle lui sourit à nouveau et reprit une gorgée de chocolat viennois.